« L'intercommunalité, la meilleure protection des libertés communales » – Interview de Jean-Pierre Gorges

Territoire

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Publié le 16/11/2024

Jean-Pierre Gorges, président de Chartres métropole

L'Agglo prépare son budget 2025. L'État annonce une réduction des ressources financières des collectivités locales et territoriales. Comment Chartres métropole va-t-elle faire face ? Les explications et la stratégie de Jean-Pierre Gorges.


Votre Agglo : Allez-vous devoir réduire la solidarité financière de Chartres métropole à l'égard de ses 66 communes ?

Jean-Pierre Gorges : Au contraire ! Chartres métropole va perdre grosso modo 2 millions d'euros de recettes de fonctionnement. Mais l'Agglomération et les villes peuvent réorienter leurs dépenses, ce qui n'est pas le cas des communes les plus petites.

Nous avions anticipé cette situation. Nous disposons de deux outils de solidarité financière à l'égard des communes, même si la Loi ne nous y oblige pas. Les Fonds de concours leur permettent de continuer à investir, à réaliser des projets pour améliorer le cadre de vie de leurs habitants, et ces projets, les communes et leurs maires en décident librement. Nous y consacrions environ 2,5 millions d'euros chaque année. Mais dès cette année 2024, nous avons constaté que les communes nous demandaient davantage pour continuer ces actions d'aménagement, de restauration du patrimoine, etc. Il y en avait pour 3,5 millions d'euros. Nous aurions pu arbitrer entre tel ou tel projet et donc telle ou telle commune. J'ai proposé au contraire de ne pas choisir et de financer l'ensemble des demandes, et donc de valider 1 million d'euros supplémentaires pour les Fonds de concours. Le Conseil communautaire l'a accepté et voté. Rappelons que les Fonds de concours vont aux communes périurbaines et rurales, celles dont les marges de manœuvre financières sont les plus limitées. C'est un outil de liberté communale : car la seule justification de l'existence d'une intercommunalité, c'est de faire ensemble ce que chacun n'a pas les moyens de faire tout seul. C'est pourquoi, devant l'inflation du coût des énergies par exemple, Chartres métropole a proposé aux communes de conduire le chantier coûteux de la modernisation de l'éclairage public, le passage aux LED.

L'autre outil de solidarité financière dont nous disposons, c'est la Dotation de solidarité communautaire (DSC). Elle abonde les ressources financières de chaque commune, quelles qu'elles soient, en fonction de critères de répartition décidés et votés en commun. Pour les plus petites communes, c'est parfois quelques milliers d'euros seulement. Mais quelques milliers d'euros dans le budget d'une commune de quelques dizaines ou quelques centaines d'habitants, c'est énorme. Voilà pourquoi nous avions adopté une DSC-plancher de 20 000 euros minimums. Au vu de la situation difficile qui s'annonce, nous allons proposer au Conseil communautaire de porter cette DSC-plancher à 30 000 euros. + 50% !

« Je crois à notre modèle communal et solidaire. »

VA : Comment justifiez-vous cet effort de solidarité maintenu et même augmenté ?

JPG : Je crois au modèle communal. Nous l'avons hérité de notre Histoire. Ce modèle territorial est aussi important à mes yeux que le modèle social qui fait l'objet de tant de débats aujourd'hui. Il est de bon ton à Paris de critiquer nos 36 000 communes. Elles seraient trop nombreuses, trop coûteuses. La ritournelle des commentateurs sur le mille-feuille administratif français est pertinente à bien des égards. J'ai moimême écrit là-dessus. Entre la commune, l'intercommunalité, le Département et la Région, il y a probablement un échelon de trop. Alors l'État a parfois poussé à la fusion des communes. Ce n'est pas la solution. Quand deux communes fusionnent, la première demeure, la seconde devient un hameau. Et fusionner deux communes pauvres n'en crée pas une riche.

Et puis, à l'heure où la proximité redevient une valeur cardinale contre la mondialisation, et à l'inverse de l'anonymat croissant dans les grandes villes, comment remplacerions-nous l'humanité du contact de tous ces élus locaux communaux, très majoritairement bénévoles ? Par des fonctionnaires ? Par expérience, je suis donc persuadé que seule l'intercommunalité est aujourd'hui l'outil moderne d'organisation d'un territoire. Un étage supplémentaire, diront certains. Ce n'est pas la réalité. Bien avant la Loi qui a créé les intercommunalités, les communes s'étaient organisées, regroupées pour traiter tel ou tel problème : on appelait ça des syndicats intercommunaux qui s'occupaient l'un de l'eau, l'autre du traitement des déchets, etc. Sur le territoire de Chartres métropole, il n'existe plus aucun de ces syndicats qui pour certains trônaient sur des trésoreries aussi considérables qu'inutilisées…

« L'Agglo a rattrapé son retard en matière de grands équipements. Nous disposons d'outils modernes pour le demi-siècle à venir. »

VA : Les finances de l'Agglo pourront-elles supporter cet effort maintenu ou accru de solidarité intercommunale ?

JPG : Les finances de Chartres métropole sont saines. À la différence de l'État, nous sommes obligés par la Loi de présenter un budget en équilibre. Si déficit prévisionnel il y a, il doit être financé. La dette des collectivités locales et territoriales en France est relativement minime si on la compare à celle de l'État. Et surtout, elle est financée. Ici, la dette est exclusivement consacrée à l'investissement. Elle est totalement sécurisée. Nous avons emprunté en profitant des taux faibles, en étalant au maximum la durée des remboursements. Le fonctionnement de l'Agglo n'a jamais dépendu de l'emprunt. Et nous pouvons donc, si besoin est, moduler nos investissements à venir si c'est nécessaire.

En outre, nous sommes capables de rembourser notre dette en quelques années, là encore à la différence de l'État. Enfin, nous n'allons pas construire une deuxième Odyssée, aujourd'hui complété par les Vauroux, un autre Colisée, ou un parc des expositions supplémentaire, ou encore une station d'épuration bis. L'Agglo a rattrapé son retard en matière de grands équipements et nous disposons d'outils modernes pour le demi-siècle à venir.

« À la différence de l'État, nous sommes obligés par la Loi de présenter un budget en équilibre. »

VA : Devant le Congrès des maires d'Eure-et-Loir, vous avez plaidé pour l'autonomie financière des collectivités locales. Est-ce un objectif raisonnable au vu de la situation du pays ?

JPG : Plus que jamais, et c'est d'ailleurs la seule solution rationnelle. Pendant des années, les communes et les intercommunalités ont confié la gestion et l'investissement dans leurs services publics (eau, transport, déchets, énergies, etc.) à de grands groupes nationaux ou multinationaux. On appelle ça une Délégation de service public (DSP). Je vous laisse imaginer la capacité d'une commune, même importante, à négocier avec ces géants…

De plus, ces sociétés ne travaillaient pas pour nos beaux yeux. Elles rapatriaient leurs bénéfices d'exploitation dans leurs sièges à Paris ou ailleurs. Nous avions le service, mais l'argent ne restait pas ici. C'est pourquoi nous avons développé ici depuis une quinzaine d'années des Entreprises publiques locales (EPL), dont les actionnaires sont toujours majoritairement publics et locaux : Chartres métropole, bien sûr, la commune de Chartres, et les communes qui le souhaitent. Selon leur statut juridique, ces EPL peuvent aussi comprendre des actionnaires privés. De par leur statut de droit privé, elles disposent de la souplesse nécessaire à une gestion efficace. Chartres métropole et les communes en contrôlent souvent la gestion et toujours la stratégie. Et quand ces EPL dégagent des résultats, cet argent demeure ici pour l'essentiel. Il sert soit à financer de nouveaux investissements dans leur mission respective, soit vient abonder le budget de l'Agglomération.

J'observe que ce modèle tend à se répandre partout en France, quelle que soit l'orientation politique des élus au pouvoir localement. Ce modèle n'est pas achevé, il peut encore être complété et perfectionné. Et c'est lui qui permet, et permettra, d'aller vers l'autonomie financière des collectivités locales et territoriales, sachant que nous ne sommes pas près de disposer de l'autonomie fiscale. Tout le monde parle de décentralisation, mais on doit constater que nous assistons plutôt à une recentralisation du pays depuis une quinzaine d'années. J'ai été quinze ans député et membre de la Commission des Finances de l'Assemblée Nationale et je vois à l'œuvre une tendance persistante, quelle que soit la couleur des gouvernements successifs, à réduire progressivement les subventions de l'État à nos collectivités. Jusqu'à les supprimer totalement ? Aujourd'hui, je ne suis plus député et je ne dois des comptes qu'aux Chartrains, aux élus et aux habitants de Chartres métropole.

« Les entreprises publiques locales, c'est aller vers l'autonomie financière des collectivités locales et territoriales. »

VA : Mais notre territoire n'est pas une île au milieu de l'océan ?

JPG : C'est vrai, mais je ne vais pas attendre l'assèchement de ces subventions pour imaginer et mettre en œuvre des solutions alternatives. Je ne vais pas attendre non plus que le sens des responsabilités revienne aux partis politiques et à leurs dirigeants. Vous voyez l'état du pays, de sa dette, et l'absence de majorité à l'Assemblée Nationale. Où allons-nous ?

En quarante ans, la France a perdu les ¾ de ses agriculteurs, mais le nombre des fonctionnaires du Ministère de l'Agriculture a doublé. Alors que l'essentiel des décisions en la matière se prennent à Bruxelles ! Mais ici, nous avons défini une stratégie depuis plus de vingt ans. Nous la développons dans la durée et la cohérence. Et j'observe que notre modèle attire : les entreprises implantées ici sont en train d'investir 3 milliards d'euros ! Cela veut dire à l'avenir des ressources fiscales supplémentaires et aussi de nouveaux habitants avec des emplois qualifiés qui tirent l'Agglo vers le haut. Dans la Région Centre, nous sommes l'agglomération qui se développe le plus, même si nous voulons rester une communauté humaine de taille moyenne, vivable.

Chacun peut voir les dégâts consécutifs à la métropolisation démesurée du pays : les grandes métropoles concentrent les richesses, mais accentuent les problèmes entre leurs habitants. Elles deviennent presque un lieu d'affrontement. Voilà pourquoi je crois à notre modèle communal et solidaire, où la ville ne va pas sans les communes périurbaines et rurales, toutes liées entre elles par la solidarité. Voilà pourquoi l'intercommunalité est le seul outil qui protège les communes et garantit la durée d'un modèle territorial équilibré. Le développement, c'est bien, mais à la seule condition d'être solidaire. Et démocratique. Bien avant que la Loi n'oblige les intercommunalités à réunir régulièrement un Comité des maires, Chartres métropole réunissait régulièrement tous ses maires en un conseil. Pas une décision importante, pas une orientation stratégique n'a été adoptée par l'exécutif de l'Agglo sans l'avis favorable des maires de nos 66 communes, quelles qu'en soient la taille et la population. Les légitimités de leurs maires ne se pèsent pas, elles s'additionnent.

« Ici, nous avons défini une stratégie depuis plus de 20 ans. Nous la développons dans la durée et la cohérence. »